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Pour le dimanche (3) : L’anarchiste et le dimanche

4 mars 2012

A l’occasion d’un passage dans les sous-sols de la bibliothèque Cujas, je suis tombé par hasard sur une édition un peu ancienne des œuvres complètes de Pierre-Joseph Proudhon. Chacun connaît, sans la comprendre sa fameuse réponse à la question Qu’est-ce que la propriété ? A laquelle il répondait : C’est le vol ! Rares sont ceux qui se souviennent que la première utilisation de la formule ne se rencontre pas dans son livre intitulé précisément Qu’est-ce que la propriété ? mais dans un mémoire soumis à l’Académie de Besançon en 1839 traitant De la célébration du dimanche (considérée sous les rapports de l’hygiène publique, de la morale, des relations de famille et de ce cité). Et oui… Notre anarchiste national (si j’ose dire), anticlérical comme il se doit mais complexe, a défendu le repos dominical avec un certain brio même si son mémoire ne lui valut finalement qu’une médaille de bronze.

Un petit retour improvisé sur ce petit livre n’est pas sans intérêt alors qu’un candidat annonce que s’il est réélu, il apportera de nouveaux assouplissements à la réglementation déjà sérieusement entamée en 2009. Et ça tombe bien : ce dimanche est précisément la journée européenne pour le dimanche sans travail proposée par l’Alliance européenne du dimanche à laquelle appartient la CFTC.

De manière générale, pour revenir au l’œuvre de Proudhon, l’intérêt de l’ouvrage est au moins double. En effet, d’une part, on y trouve en germe les grandes lignes de la pensée proudhonienne. D’autre part, et surtout pour aujourd’hui, Proudhon propose une défense intéressante du repos dominical d’un point de vue non religieux même si Proudhon se montre un grand admirateur de Moïse législateur. Il faut dire que le typographe franc-comtois, bachelier à presque trente ans, avait une bonne culture biblique.

Le repos dominical constitue un temps commun pour le peuple (hébreux, hier, nous aujourd’hui). Il n’est pas un simple droit individuel. On repense notamment à ce passage du Deutéronome (V, 14) :

Mais le septième jour est un sabbat consacré à Yahweh, ton Dieu: tu ne feras aucun ouvrage, ni toi, ni ton fils, ni ta fille, ni ton serviteur, ni ta servante, ni ton boeuf, ni ton âne, ni aucune de tes bêtes, ni l’étranger qui est dans tes portes, afin que ton serviteur et ta servante se reposent comme toi.

Le repos est non seulement celui du travailleur pour lui-même mais s’impose aussi au maître pour ses serviteurs. C’est donc une responsabilité que nous avons les uns à l’égard des autres. L’instauration d’un jour commun de repos a une signification sociale qui contribue en partie à la préservation du fameux lien social.

Il faut se souvenir qu’à l’époque de Proudhon, le dimanche n’était guère respecté (contrairement à ce que l’on imagine souvent, l’histoire du dimanche est assez chaotique). La loi du 18 novembre 1814 était quasiment tombée en désuétude. Le sujet proposé par l’Académie de Besançon avait d’ailleurs pour objet de stimuler la réflexion pour la défense du dimanche chômé. C’est dire qu’il était attaqué et, il faut le reconnaître, bien plus malmené qu’aujourd’hui. Le principal obstacle n’a pas changé :

Le plus dangereux adversaire que devait rencontrer Moïse en instituant une fériation hebdomadaire, c’était la cupidité.

Les nécessités du commerce et le travailler plus pour gagner plus figuraient déjà dans la liste des arguments destinés à justifier la banalisation du dimanche. Proudhon cite même un bon abbé de Saint-Pierre qui, à la fin du XVIIIe siècle, ému de la misère du peuple, lui proposait de travailler sept ou huit heures le dimanche après trois ou quatre heures d’enseignement, tout ça pour cinq sous ! Les choses n’ont guère changé…

Le repos dominical permet, au contraire, de faire l’expérience du détachement. Ce détachement qui fait défaut au consommateur compulsif qui sommeille (plus ou moins) en chacun de nous et qui se réveille sous les coups de la publicité et des offres promotionnelles. Je pourrais vous reparler de Cavanaugh ici mais ce sera pour une autre (très prochaine) fois. Proudhon écrit d’une manière qui est bien celle de son époque :

Heureux l’homme qui sait s’enfermer dans la solitude de son cœur ! là il se tient compagnie à lui-même ; son imagination, ses souvenir, ses réflexions lui répondent. Qu’il se promène le long des rues populeuses, qu’il s’arrête sur les places publiques, qu’il visite les monuments; ou que, plus heureux, il erre à travers champs et prés, et respire l’air des bois, peu importe ; il médite, il rêve; partout sa pensée, triste ou gaie, élégante ou sublime, lui appartient. C’est alors qu’il juge sainement de tout, que son cœur se détache, que sa conscience se retrempe, que sa volonté s’acère, qu’il sent la vertu bondir sous sa poitrine…

Il ne manque plus que le plaisir de la convivialité du dimanche et le tableau serait complet. Au lieu de ça, ainsi que le prévoyait déjà Proudhon, les travailleurs sont incités à se laisser aller (si ce n’est à la débauche décrite par notre anarchiste très conservateur au plan familial) du moins à des loisirs abrutissants.

En définitive, Proudhon a profité de son mémoire sur la célébration du dimanche pour exposer ses idées révolutionnaires. Il a finalement peu parlé du dimanche (A.-S. Chambost, Proudhon. L’enfant terrible du socialisme, p. 20 et s.) mais d’une manière originale. Le repos dominical n’était pas seulement un prétexte mais illustrait la place et la cohérence du repos dominical au sein d’un système.

Proudhon n’est pas un maître incontestable mais le hasard a sans doute bien fait les choses en remettant ce petit livre entre mes mains.

6 commentaires leave one →
  1. 4 mars 2012 22 h 11 mi

    Proudhon est un penseur qui aime dire une chose pour affirmer aussitôt après que son contraire n’est pas si faux. Ce style correspond à une pensée décousue et sans cohérence. Un ramassis de bonnes questions sans réponses construites, sans théorie cohérente.

    Sur le travail du dimanche, je suppose que Proudhon a du jouer ce même jeu stylistique de soutenir une chose puis son contraire. L’Etat interdit à certains de travailler le dimanche. L’Etat dispose ainsi de la liberté d’autrui. Même l’Etat dispose du droit exorbitant d’interdire ce qui est convenu entre un fournisseur et son client.

    Proudhon est un faux anarchiste. Il n’a pas trouvé le moyen théorique de se passer d’un Etat. Il accepte volontiers, par principe, qu’une autorité politique dispose de la liberté et de la volonté de ses sujets. Il accepte que l’Etat réglemente autoritairement l’activité du dimanche.

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    • 4 mars 2012 22 h 53 mi

      C’est un jugement un peu sévère mais certainement assez vrai. Il reste que Proudhon prétendait plus à l’observation et à la synthèse qu’à la théorie générale explicant tout (genre Marx).
      Je ne dirais pas que c’est un faux anarchistes mais qu’il proposait une forme d’anarchisme qui ne s’est pas imposé. Il ne se passe pas de l’Etat mais peut y être assez indifférent même si cela reste ambigu (cf les références à Proudhon chez les non conformistes de années 1930).
      Pour le repos dominical, il a une démarche assez positive mais sans parler de l’Etat. Il est très clairement pour l’instauration d’un tel repos.

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  2. 5 mars 2012 15 h 44 mi

    Très intéressant. Le repos dominical concerne en effet toute la société. L’individu se repose mais aussi tout le groupe et j’ajouterai même toute la création car « ni ton boeuf, ni ton âne, ni aucune de tes bêtes, » ne travaillent. Sur ce dernier point, on pourrait réfléchir à la dimension écologique du travail dominical (sans tomber dans des pièges new age bien sur).

    La problématique du travail du dimanche est donc une question de société et non un choix individuel parmi tant d’autres.

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  3. Tissier permalink
    12 mars 2012 12 h 39 mi

    Henri de Lubac, dans son livre « Proudhon et le christianisme » paru en 1945 et récemment réédité, dit de Proudhon, à propos de ce mémoire, que « d’un sujet aussi académique, il a trouvé moyen de tirer un ouvrage dru et vivant » et , surtout, – citant ce passage d’ une lettre à Huguenet du 1er juin 1839:  » je puis dire que je viens de passer le Rubidcon »-, que  » lui-même avait le sentiment de s’être engagé par là pour de bon dans la bataille de la vie ».
    Je ne crois pas qu’il faille expédier Proudhon avec des jugements définitifs. Il y a beaucoup à prendre,encore aujourd’hui, dans ses analyses de la société de son temps et son idéal de justice est d’une brûlante actualité. Il est à l’origine du « mutualisme », dont il faudrait peut-être retrouver l’inspiration originelle, unissant esprit d’entraide et secours mutuel et invitant autant à la solidarité qu’à l’effort personnel.
    Dans sa conclusion, H. de Lubac cite cette réflexion de Proudhon: » nous pensons plus loin qu’il ne nous est donné d’atteindre », qu’on pourrait, à bon droit, opposer à la fameuse formule de Marx disant, en substance, que l’humanité ne s’était jamais posé que les problèmes qu’elle pouvait résoudre.
    A la différence de Marx, Proudhon pensait aussi « qu’on n’a jamais fini de se débattre avec Dieu ».

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    • 12 mars 2012 21 h 16 mi

      J’ai noté la référence en préparant ce billet mais n’ai pas (encore) lu l’ouvrage. J’ai toujours eu un petit faible pour Proudhon même s’il n’est pas irréprochable. Il est plein de contradictions mais n’a de ce fait jamais négligé la complexité du réel. Beaucoup de ces idées restent intéressantes pour aujourd’hui. Si le mutualisme a été très sérieusement blessé depuis quelques années, il mériterait certainement d’être redécouvert.

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