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La relativité de la liberté de religion

19 janvier 2013

Les faits. Dans un arrêt du 15 janvier 2013, tranchant quatre affaires mettant en cause des chrétiens  et le Royaume Uni, la Cour européenne des droits de l’homme (Cour EDH) vient d’affirmer la relativité de la liberté religieuse (Cour EDH, 15 janvier 2013, Eweida et a.). Dans la première affaire (aff. Eweida), une salariée de British Airways qui avait décidé de laisser apparaître la croix qu’elle portait autour du cou a été reconnue victime d’une méconnaissance de son droit à manifester sa religion. Dans la deuxième affaire (aff. Chaplin), la Cour a jugé qu’une infirmière pouvait être contrainte de retirer la croix qu’elle portait autour du cou : même s’il s’agit bien d’une atteinte à son droit de manifester sa religion, elle n’était pas disproportionnée. Dans l’affaire Mc Farlane, un officier d’état civil londonien avait été licencié après avoir refusé de signer un avenant à son contrat de travail stipulant qu’il pourrait être amené à célébrer des unions civiles entre personnes de même sexe, conformément à la loi anglaise. Dans la quatrième affaire (aff. Ladele), un conseiller conjugal a été licencié après avoir informé son employeur que le fait de conseiller des couples de personnes homosexuelles le mettrait en conflit avec sa conscience. Dans ces deux dernières affaires, la Cour a jugé qu’un juste équilibre avait été ménagé par l’employeur entre le droit à la liberté religieuse des requérants et les droits des tiers, ici les couples homosexuels. Sur quatre affaires, la Cour a donc reconnu deux fois qu’il y avait eu violation de la liberté religieuse mais qu’elle était justifiée dans un cas ! Dans tous les cas, la liberté religieuse a été mise en balance avec d’autres droits, selon la méthode bien connue de la Cour EDH.

Pour mémoire, la Convention européenne des droits de l’homme (CEDH) garantit expressément la liberté de religion et de conscience. Elle énonce ainsi que toute personne a droit à la liberté de pensée, de conscience et de religion ce qui implique la liberté de changer de religion ou de conviction, ainsi que la liberté de manifester sa religion ou sa conviction individuellement ou collectivement, en public ou en privé, par le culte, l’enseignement, les pratiques et l’accomplissement des rites (art. 9 CEDH). En combinaison avec l’article 14, l’article 9 CEDH interdit également les discriminations fondées sur des considérations religieuses.

Le paradoxe. Toutes les affaires tranchées par la Cour mettaient en cause la liberté de religion (et non de conscience soit dit en passant). Cependant, chacune d’elles présentait une particularité. Les deux premières sur la tenue des salariés concernaient des cas où l’extériorisation par des signes visibles était contestée par les employeurs. Dans les deux autres cas, les enjeux étaient sensiblement plus fondamentaux car il s’agissait non seulement de l’extériorisation d’une croyance religieuse mais aussi de respecter la conviction intime de la personne, autrement dit sa conscience. C’est d’ailleurs l’ambiguïté regrettable, il me semble, dans ces affaires : on parle de liberté de religion alors qu’il s’agissait sans doute davantage dans certains cas de liberté de conscience (même si celle-ci peut être informée par la religion).

C’est là qu’apparaît le paradoxe : lorsque la tenue vestimentaires est en cause, la Cour n’a guère de mal à admettre une violation la liberté religieuse alors qu’elle l’écarte lorsque c’est la conscience qui est atteinte. Qui peut le moins ne peut pas le plus ! Et même lorsqu’elle constate une violation du droit à la liberté religieuse, la Cour reconnaît dans une affaire (aff. Chaplin) que l’atteinte était proportionnée : les exigences d’hygiène et de sécurité pouvaient justifier l’interdiction du port ostensible d’une croix par une infirmière.

Parmi les quatre affaires, il n’était réellement question d’objection de conscience que dans le cas de l’officier d’état civil (aff. Ladele). Cette affaire est révélatrice de la difficile reconnaissance de l’objection de conscience dans un système profondément positiviste et relativiste. L’objection de conscience est difficilement admissible dans une société où règne un relativisme moral et juridique qui prétend reposer essentiellement sur l’autonomie personnelle. Chacun souhaite voir légitimés des comportements individuels, les siens bien évidemment. L’individu demande non seulement de ne pas être condamné à raison de son comportement, ce qui est admissible (on ne saurait justifier  par exemple le refus de l’hôtelier de louer une chambre à deux personnes de même sexe) mais aussi de recevoir l’aide de l’État et de la société afin de satisfaire ses désirs. C’est ainsi que l’on demande la reconnaissance par l’État de tous les types de comportements sexuels, le droit d’être tué… C’est mon choix et l’État doit m’aider à le vivre. Tous les droits entrent ainsi dans une grande balance.

Du point de vue juridique, il semble qu’invoquer la non discrimination dans ces affaires n’était peut-être pas des plus habiles. Cela fait écho certainement à certaines plaintes médiatiques dénonçant la christianophobie voire la cathophobie… techniquement, on peut comprendre que cette argumentation n’ait pas prospéré devant la Cour. La question était véritablement celle de l’extériorisation de la croyance dans les deux premières affaires et à nouveau on peut comprendre que le port d’un pendentif (fut-il une croix, voire un crucifix semble-t-il dans l’affaire Chaplin) soit réglementé pour des raisons de sécurité dans un établissement de santé. En revanche, la religion n’était pas directement en cause même si le comportement des requérants était dicté, selon eux, par leur croyance religieuse. Il s’agissait vraiment de respecter leur liberté de conscience en ne les contraignant pas à accomplir des actes que leur for interne réprouve (V. d’ailleurs l’opinion dissidente des juges VUČINIĆ et  GAETANO). Cela peut sembler être pinaillage de juristes mais cela me semble important. Cela ne signifie pas que les chances de succès auraient bien plus grande.

Conséquences. Prises ensemble, ces décisions sont non seulement paradoxales mais finalement assez injustes. De manière générale, on aurait pu s’attendre à un peu plus de conciliation de la part de la Cour (récemment renouvelée dans sa composition). La récente reconnaissance de l’objection de conscience pouvait laisser un petit espoir (ici). Il n’en est rien…

Sur le fond, les affaires Ladele et McFarlane sont très révélatrices. Elles font apparaître des situations dans lesquelles les employeurs n’ont manifestement pas cherché à réellement respecter la liberté des salariés (V. La Vie). M. McFarlane notamment n’a pas été licencié pour avoir refusé de conseiller des couples de personnes de même sexe mais seulement parce que son employeur craignait que ses convictions religieuses ne soient en conflit avec son travail auprès des couples homosexuels ! Gregor Puppinck relève d’ailleurs :

Gary McFarlane n’a jamais refusé de conseiller des homosexuels, il avait déjà conseillé des lesbiennes à deux reprises, il n’a fait que partager son for interne avec ses supérieurs (ici)

La liberté de religion, de conscience et l’objection de conscience sont dénaturées en étant intégrées dans un système de droits relativiste (V. Compendium de la doctrine sociale de l’Église, n° 399) qui tourne à la police des consciences et non seulement des pratiques.

Dans certains cas, seuls subsistera l’alternative entre le retrait, une forme de sécession sociale, les chrétiens notamment devant renoncer à certaines professions, ou la désobéissance. Dans tous les cas, la marginalisation des chrétiens et particulièrement des catholiques sera accrue. Jean Mercier dans son article a justement rappelé que les institutions catholiques d’adoption ont été contraintes de fermer les unes après les autres (V. également ici). Les institutions américaines rencontrent la même difficulté depuis quelques temps. Si la décision de la Cour EDH n’a pas de conséquence directe sur la loi en cours d’examen en France, elle peut attirer l’attention sur les implications d’une ouverture du mariage aux personnes de même sexe. De manière plus générale, c’est également la question de l’autonomie des Églises qui peut être remise en cause par la jurisprudence de la Cour EDH (V. Cour EDH, 31 janvier 2012, Sindicatul ‘Pastorul Cel Bun’ c. Roumanie, affaire renvoyée devant la Grande Chambre de la Cour). L’Église catholique a d’ailleurs réagi (V. ici l’intervention de Mgr Mamberti présentant la note du Saint Siège sur l’autonomie institutionnelle de l’Église catholique) à la décision de la Cour EDH et ce d’autant plus vivement que d’autres décisions sont attendues qui pourraient avoir des conséquences institutionnelles encore plus graves (V. outre Sindicatul ‘Pastorul Cel Bun’ c. Roumanie, précité, l’affaire Fernández Martínez Cour EDH, 15 mai 2012, également renvoyée devant la Grande Chambre).

7 commentaires leave one →
  1. zeptentrion permalink
    19 janvier 2013 17 h 22 mi

    Très intéressant, nicolas, as usual.
    Je n’ai pas forcément la même vision que vous, je ne crois pas que la CEDH enfonce réellement des murs sur ce point.
    Pour ce que j’en sais, la CEDH me semble un peu botter en touche, en insistant sur la marge de manoeuvre pour concilier liberté de conscience – la lisière avec la liberté intérieure et son expression n’est jamais aisée à fixer, comme ici – et politique de non discrimination (je reprends ses termes du point 106).
    Et sur la discrimination à l’endroit des couples de même sexe n’ayant pas accès à un mode d’union conférant un minimum de droits, la CEDH l’a je crois de longue date admis comme la nécessité d’y remédier.

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    • 19 janvier 2013 17 h 38 mi

      La marge d’appréciation est grande en effet pour les États. Mais je dirais que c’est presque là le problème ! Sur des droits fondamentaux tels que la liberté religieuse et surtout la liberté de conscience on pouvait espérer un peu plus de bienveillance. Le principe de non discrimination est le principal levier du relativisme.

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  2. 19 janvier 2013 18 h 40 mi

    Je ne comprends pas la popularité du « relativisme » chez bien des catholiques. En utilisant des concepts inadéquats, on risque de passer à côté de la réalité et pire d’y apporter de mauvaises réponses.

    Ce n’est pas parce que des normes chères à l’Eglise catholique disparaissent que la société est devenue plus permissive dans l’absolu. En fait, plutôt que de parler de disparitions de normes, il vaut mieux parler de reconfiguration du paradigme moral. Ainsi, jusqu’au début du XXème siècle, battre sa femme n’était pas valorisé (même si on peut retrouver dans certains fabliaux l’éloge du mari qui tient en main son épouse) mais n’était non plus vu comme une déviance sociale majeure. Avec le mouvement féministe et l’égalité des droits, battre sa femme est devenu une faute sociale majeure qui ne mérite aucune indulgence. Parler donc de relativisme moral et juridique est donc profondément erroné et ne sert qu’à pouvoir se plaindre comme le fait régulièrement Benoît XVI.

    Nous avons donc une reconfiguration moral et juridique liée à l’émergence de l’individu au détriment de la communauté. Ce qui a permis de nombreux avancées comme… la liberté de culte pour les religions minoritaires. Auparavant, comme c’était la communauté qui primait, on attachait de l’importance à tout ce qui en assurait le liant comme une religion commune. Ce qui explique d’une part la notion de « religion d’état », et d’autre part les restrictions apportées aux autres religions. Je t’épargne le rappel de la doctrine catholique sur ce sujet jusqu’à Vatican II. Soulignons juste que l’indifférence sociale sur les religions était vu comme du relativisme par les catholiques… Voir l’Eglise faire l’éloge et se poser en défenseur de la liberté de religion est très amusant lorsqu’on se souvient du discours qu’elle tenait il y a à peine un demi-siècle. Ce qui était du relativisme le plus amorale serait maintenant une vertu de la cité ? Bizarrement, je fais plus confiance à la CEDH qu’à notre Eglise pour le respect de la liberté de religion, de conscience et l’objection de conscience.

    Je ne peux m’empêcher dans votre plainte sur le relativisme un regret du régime ancien où on avait des valeurs communes fortes et où on traitait les déviants comme ils le méritaient.

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    • 19 janvier 2013 19 h 33 mi

      Le relativisme n’est pas une construction catholique ! Il faudra que je revienne là-dessus mais il est revendiqué par exemple par Kelsen, juriste positiviste s’il en est. Ce n’est pas une insulte mais du point de vue catholique, il devient contestable lorsqu’il revient à dénier non seulement toute normativité à une vérité absolue (ce qui se comprend en régime démocratique) mais même tout droit à la rechercher en conscience. Une certaine relativité des opinions et des modes de vie est légitime si elle est vue comme un moyens d’atteindre le bien et le vrai.
      Sur l’évolution de l’Église, nous en avons déjà parlé mais je suis persuadé que, sur l’essentiel, elle a développé sa pensée de manière cohérente selon un mode mis en évidence par Newman à propos du dogme. Un frère du Barroux a publié un travail sur la liberté religieuse qui va dans ce sens.
      Faire confiance à la CEDH plus qu’à l’Église est d’une naïveté étonnante pour un pessimiste ! Protéger davantage le port d’un pendentif que la conscience d’un salarié qui n’a pas démérité (il faut le rappeler tout de même!) me laisse un brai sceptique…

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  3. 19 janvier 2013 20 h 01 mi

    Je comprends mieux ce que tu voulais dire par « relativisme ». Pourtant, en lisant Benoît XVI et d’autres catholiques, j’ai l’impression qu’ils entendent le relativisme dans le sens faible : i.e. le refus de la vérité telle qu’enseignée par l’Eglise, et non le refus de la vérité tout court, ainsi que la diversité des modes de vie. Du point de vue catholique, c’est bien une insulte. 🙂

    Si on écoute les revendications pour le mariage gay, l’argument principal est in fine « métaphysique » car s’appuyant sur une vision des droits de l’homme ( c’est pourquoi je ne crois pas au relativisme absolu ). Or lorsque des catholiques parlent de ces choses-là, ils se bornent à parler de relativisme, sous-entendant que ces choix différents en matière de moeurs traduirait une indifférence face à la vérité, ce qui est faux.

    Ainsi, lorsqu’on parle de relativisme dans le monde catholique, je me méfie et je revois ce qu’on faisait au temps de la chrétienté pour réprimer les déviants en matière de Foi et de moeurs, puisque ces déviants sont nécessairement et objectivement dans l’erreur. Lorsqu’elle redeviendra majoritaire, je pense que ce sera comme avant même si les détails changeront bien sûr.

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    • 19 janvier 2013 20 h 37 mi

      Je comprend aussi ce que tu veux dire (depuis le temps…) mais je pense que pour Benoît XVI en particulier le reproche n’est pas mérité.
      Le relativisme contemporain est souvent devenu une vraie indifférence à la vérité. Une forme modérée de tolérance ne conduit pas nécessairement à cela mais c’est une dérive post-moderne commune.
      Pour le reste : Aie confiance !!

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