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Refuser la misère

17 octobre 2013

Aujourd’hui, c’est la journée mondiale du refus de la misère, créée sur l’initiative du Père Joseph Wresinski en 1987. Le cœur du message du fondateur d’ATD-Quart Monde se trouve résumé sur une dalle du parvis du Trocadéro :

Le 17 octobre 1987, des défenseurs des droits de l’homme et du citoyen de tous pays se sont rassemblés sur ce parvis. Ils ont rendu hommage aux victimes de la faim, de l’ignorance et de la violence. Ils ont affirmé leur conviction que la misère n’est pas fatale. Ils ont proclamé leur solidarité avec ceux qui luttent à travers le monde pour la détruire.

Là où des hommes sont condamnés à vivre dans la misère, les droits de l’homme sont violés. S’unir pour les faire respecter est un devoir sacré (Joseph Wresinski).

Il ne s’agit pas d’un appel à donner une pièce lorsque nous avons de la monnaie dans la poche mais de prendre conscience, d’abord, et d’agir, surtout, pour lutter contre la misère, cette grande pauvreté qui blesse la personne ; une pauvreté bien différente de la pauvreté évangélique. L’originalité de la démarche est d’abandonner le traditionnel paternalisme pour agir avec, et non pas simplement pour, les personnes concernées, en valorisant notamment leurs réels savoirs, savoir-faire et savoir-être.

Le thème de cette année est la lutte contre la discrimination sociale :

Ensemble vers un monde sans discrimination :

En s’appuyant sur l’expérience et la connaissance des personnes

dans la grande pauvreté

Le constat est là : lorsqu’une personne ou une famille se trouvent dans une situation de grande pauvreté, il est très difficile d’en sortir. Toutes les portes qu’il était déjà si lourd de pousser d’ordinaire se ferment : l’accès au travail devient extrêmement difficile, l’accès aux soins (même avec notre fameux système de santé que le monde nous envie) ou à l’éducation deviennent si étroits que la personne finit par se sentir prisonnière de sa misère. Le ressort de ce cercle vicieux réside dans le jugement que nous portons souvent à l’égard de ces personnes (V. CNCDH, avis du 26 septembre 2013, pour une analyse factuelle et juridique. –  V. également Principes directeurs sur l’extrême pauvreté et les droits de l’homme). L’employeur ne va pas embaucher cette personne qui, malgré des compétences égales, ne présente pas bien comme les autres ; les relations avec les banques sont souvent difficiles ; des familles sont invitées à sortir des musées parce que leur odeur incommode… Il faut avouer bien modestement que notre regard sur ces personnes n’est pas souvent réellement charitable mais parfois gêné voire agacé et au mieux un peu apitoyé. Bien entendu la conversion personnelle, celle du regard et celle du cœur, sont nécessaires. Mais lorsque la misère prend une dimension sociale, il faut également penser à une action plus collective, politique ou juridique (V. le Livre Blanc d’ATD-Quart Monde, avec un compte rendu des opérations de testing).

Juridiquement, la démarche présente une illusion de simplicité. Le défenseur des droits, Dominique Baudis, devrait proposer aujourd’hui de faire de la discrimination sociale un nouveau cas de discrimination réprimé par le Code pénal. La précarité sociale d’une personne ne devrait plus être prise en compte pour refuser l’accès à un emploi ou à un service, sous peine de sanction pénale. Cela pourrait passer par une modification de l’article 225-1 du Code pénal ainsi que de de l’article L. 1132-1 du Code du travail. Ces textes n’ont cessé de s’allonger au fil des années et seraient le cadre logique d’une consécration de la discrimination sociale. La proposition est séduisante mais elle présente quelques difficultés présentée ainsi.

D’une part, la référence à la non-discrimination peut paraître gênante dans la mesure où elle est devenue la bonne à tout faire des revendications catégorielles voire communautaires. Elle tend à absorber le principe d’égalité, bien plus essentiel, au risque de traiter de la même manière des personnes qui objectivement ne se trouvent pas dans la même situation (il n’est pas nécessaire de revenir sur les exemples récents d’utilisation du principe de non-discrimination). D’ailleurs, ce qui est en cause ici, c’est bien une violation du principe d’égalité ; ce qu’on appelle discrimination sociale est fondamentalement une remise en cause de l’égalité, de l’égale dignité des personnes, voire de la fraternité ; ce troisième mot de notre devise républicaine dont le droit n’a pas eu le courage de faire un principe comme la liberté et l’égalité. A défaut d’autres notions pour faire le travail, gardons la notion de non-discrimination mais en ayant conscience que c’est quelque chose de plus fondamental qui est en jeu.

D’autre part, la formulation exacte de l’incrimination risque d’être très délicate. Suffirait-il de modifier l’article 225-1 du Code pénal (V. en ce sens CNCDH, avis du 26 septembre 2013. –  V. également D. Roman, La discrimination fondée sur la condition sociale, une catégorie manquante du droit français : D. 2013, Chron. p. 1911) pour qu’il dispose :

Constitue une discrimination toute distinction opérée entre les personnes physiques à raison de leur origine, de leur sexe, de leur situation de famille, de leur état de précarité sociale [ou de leur condition sociale], de leur grossesse, de leur apparence physique, de leur patronyme, de leur état de santé, de leur handicap, de leurs caractéristiques génétiques, de leurs mœurs, de leur orientation ou identité sexuelle, de leur âge, de leurs opinions politiques, de leurs activités syndicales, de leur appartenance ou de leur non-appartenance, vraie ou supposée, à une ethnie, une nation, une race ou une religion déterminée.

Cette voie soulèverait trois difficultés. Tout d’abord, le caractère un peu vague de la notion de discrimination en fonction de « la précarité sociale » ou de « la condition sociale » risque de se heurter au principe de légalité des délits qui impose que les éléments constitutifs d’une infraction soient clairement définis. Si on peut s’attendre à ce que personne ne conteste la constitutionnalité de l’adoption d’une éventuelle loi, le risque ne peut être écarté qu’une question prioritaire de constitutionnalité vienne la remettre en cause. Une telle démarche supposerait donc un travail assez rigoureux de définition de la notion de précarité sociale ou de condition sociale (V. déjà D. Roman, précité). Une comparaison pourrait être faite avec la notion de vulnérabilité par exemple.

Ensuite, comme le relève d’ailleurs la CNCDH :

L’introduction d’un nouveau critère de discrimination laisse entière la question de son effectivité, dans la mesure où les personnes en situation de précarité sont souvent celles qui vont le moins réclamer l’application de leurs droits.

Cela supposerait un meilleur accès à la justice. La gratuité notamment devrait être plus fermement garantie.

Enfin, la mise en œuvre du texte nécessitera un travail de preuve dont on connait la difficulté en pratique.

Un autre choix, alternatif ou complémentaire, pourrait être fait d’adopter des textes spécifiques afin de lutter plus efficacement contre les différentes formes que prend la discrimination sociale. L’article L. 1110-3 du Code de la santé publique constitue déjà un exemple de ce type qui prévoit que le refus de soigner une personne bénéficiaire de la couverture maladie universelle (CMU) est discriminatoire. La démarche serait plus concrète, sans doute plus proche des enjeux pratiques et des situations des personnes et offrirait une possibilité d’adapter les instruments nécessaires pour rendre effectifs ces droits que l’on reconnait parfois sans se soucier de voir leurs bénéficiaires les mettre en œuvre.

5 commentaires leave one →
  1. 17 octobre 2013 14 h 45 mi

    Très concrètement surtout, la dernière chose qu’est en mesure de faire une personne en grande précarité, c’est d’entamer une procédure judiciaire. Et je crois, même si, comme tu le dis : « Cela supposerait un meilleur accès à la justice. La gratuité notamment devrait être plus fermement garantie. » Parce qu’il faut encore le savoir, que la justice peut venir à ton aide. La grande précarité est souvent associée à beaucoup de résignation, une sorte de conviction bien enracinée que, de toute façon, c’est normal ce qui t’arrive, que c’est comme ça et que tu dois le supporter. Parce que quand tu sombres dans la misère, tu as tout le temps d’apprendre ce que c’était que de couler dans l’indifférence la plus totale.

    Donc à part espérer que ce type d’évolution juridique fonctionne sur le mode de la délation, ou qu’il favorise à la marge une prise de conscience, je vois mal comment on peut espérer résoudre quoique ce soit comme problème de cette manière.

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    • 17 octobre 2013 15 h 04 mi

      C’est la grande difficulté. On constate que loin du préjugé du pauvre fraudeur, une grande part des personnes qui ont droit à une couverture sociale spéciale (CMU) ne l’invoquent pas… il y a en outre une dimension culturelle dans la prétention juridique qui peut limiter l’accès au droit et à la justice.
      Ce n’était pas mon sujet ici mais il y a des voies ATD-Quart monde a créé les comités Solidaires pour les droits par exemple; des fac ont monté des cliniques juridiques pour faire de l’information juridique…

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  2. 17 octobre 2013 17 h 13 mi

    « il y a en outre une dimension culturelle dans la prétention juridique qui peut limiter l’accès au droit et à la justice ». Oui, même dans ce dont tu parles comme option, à savoir les cliniques juridiques dans les fac. C’est encore très urbain comme réponse (autour de moi, je suis plus sensibilisé à la misère rurale), et d’une manière générale, la prétention juridique est, je disais urbaine ici, mais il faudrait dire presque américaine, culturellement. Les gens que je rencontre ne pense pas en terme de « droit », mais en terme d’aide, de soutien, de secours, de répit, de « comment s’en sortir ». Il n’y a pas concrètement de « revendication », mais un appel au secours. Je ne sais pas si élargir la culture de la revendication sera quelque chose de positif ou pas, mais en tout cas ce type de réponse juridique me semble reposer sur ce ressort, qui est pourtant très absent de la mentalité des gens que je peux rencontrer.

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    • 17 octobre 2013 17 h 29 mi

      Attention: il y a un double biais… 1/ c’est mon approche en tant que juriste (et prudent sur les questions de revendication par principe) ; 2/ c’est le thème de l’année pour rendre effectif des droits qui existent pas pour en obtenir de nouveaux.
      La réalité de l’action (not. à nouveau d’ATD) est bien plus large que ça mais elle se heurte souvent à une ineffectivité des droits à un moment ou un autre.
      Regarde les documents cités tu verras également une approche pédagogique et une communauté d’action avec les personnes en situation de grande pauvreté. Mon billet est nécessairement très partiel…

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